À l’occasion de ManiFeste-2024, le compositeur argentin Martin Matalon transforme la projection de films de Charlie Chaplin en véritable spectacle vivant au travers de son ciné-concert Chaplin Factory.

 

Composer pour l’image en mouvement 

 

Martin Matalon n’en est pas à son coup d’essai en matière de ciné-concert. Loin de là. En 1995, sur proposition de l’Ircam déjà, il habille Metropolis de Fritz Lang (une partition sur laquelle il reviendra 26 ans plus tard) – ce qui fait de lui, à bien des égards, un des pionniers du renouveau du genre. Suivent une trilogie Buñuel, un Lubitsch, trois Keaton et un Chaplin. Destiné au Trio K/D/M, ce dernier travail a donné naissance à cette soirée complète, intitulée Chaplin Factory, au cours de laquelle le compositeur a voulu réunir trois moyen-métrages, emblématiques chacun d’une facette de l’œuvre du célèbre réalisateur britannique. The Vagabond (1916, Charlot musicien en français), est un parfait spécimen du Charlot romantique et pittoresque. Comme son titre l’indique, The Immigrant (1917) explore la fibre plus sociale de Chaplin, tandis que Behind the Screen (1916) nous montre, dans une savoureuse veine Commedia dell’Arte, l’envers du décor de l’industrie du cinéma muet, alors en plein boom.

 

nullMartin Matalon dirige le Trio K/D/M pour ce ciné-concert destiné à Charlie Chaplin © Quentin Chevrier

 

Depuis ses premiers pas aux côtés de Fritz Lang, Martin Matalon s’est imposé une ligne directrice dont il ne déroge pas : le refus de toute forme d’illustration musicale directe de l’action représentée : « C’est une solution de facilité, dit-il, qui confère à la musique une fonction utilitaire peu intéressante. D’autre part, un ciné-concert doit rester un concert, c’est-à-dire du spectacle vivant. Le tout est d’entretenir avec le film une forme de relation d’amitié, tout en gardant son indépendance. »
Refuser l’illustration ne signifie donc absolument pas ignorer le film. Et la composition commence bien entendu par une analyse de l’œuvre, à commencer par celle du montage. Cela fait, dans chaque scène, il cherche un ou plusieurs éléments susceptibles de déclencher la musique : « la composition d’un plan, les clairs-obscurs d’une séquence, ou même un personnage qui donnerait par exemple son ton ou un rythme à la scène – cela reste très intuitif. » Dans les films muets burlesques, ce peut aussi être le rythme d’un gag, l’énergie d’une poursuite infernale ou un comique de répétition, mais aussi ces passages mélodramatiques, que Chaplin soudain court-circuite par l’irruption du comique.

 

« Une fois ce déclencheur trouvé, continue Matalon, je travaille l’idée musicale en faisant abstraction du film, puis j’y reviens et, en faisant ainsi des allers-retours entre la partition et le film, je synchronise les deux à l’aide de points de rencontre. La clef, c’est le montage – à la fois celui du film et celui de la musique. Sans coller à l’image, connecter quelques points suffit pour donner l’illusion d’être synchronisé avec le film tout le temps, tout en laissant la liberté de construire une véritable dramaturgie musicale parallèle, qui se tient par elle-même. »

 

La prouesse du montage

 

En l’occurrence, le cinéma muet de Chaplin pose un défi assez singulier : la durée des scènes est en effet assez homogène – entre 2 minutes et demi et 3 minutes et demi. Le risque est donc grand, si l’on suit scrupuleusement le montage du film, d’une trop grande prévisibilité de la forme musicale. Fidèle à sa ligne directrice, Martin Matalon casse donc, parfois de manière totalement arbitraire, le rythme de ses « scènes musicales ».

 

La grande forme nait alors de l’enchaînement de ces miniatures, s’articulant à partir et au travers de la petite : « J’exploite et mets en valeur les éléments de chaque scène, mais les travaille aussi en complémentarité ou opposition avec ceux des autres, au moyen notamment de trames intérieures. On peut par exemple évoquer une même idée, ou obtenir un même résultat dramaturgique avec des outils musicaux différents. Prenez un des (nombreuses) course-poursuites de Charlot : je peux accompagner l’une d’une musique très agile, mais très étouffée, presque silencieuse, et une autre en juxtaposant des glissandos et des cabrioles dans tous les sens. Et je peux utiliser ces deux matériaux très différents pour deux scènes qui se suivent. Cela permet de réinterpréter ladite idée au sein de chaque petite forme, et de garder la fraicheur des idées musicales sans tomber dans le piège d’un développement ou d’un leitmotiv, qui alourdirait le discours. »

 

nullLe clarinettiste Nicolas Fargeix lors des répétitions du spectacle © Quentin Chevrier

 

Si les trois films qui constituent cette soirée peuvent être visionnés individuellement, accompagnés de leurs musiques propres, Martin Matalon n’en a pas moins conçu les trois partitions comme un arche formel unique, avec un effectif instrumental commun. Organisé autour du Trio K/D/M (percussions et accordéon), il lui adjoint une soprano, une clarinette, un violoncelle et un trombone – instruments qu’il a choisi pour leur flexibilité notamment –, ainsi que l’électronique, développée à l’Ircam avec les réalisateurs en informatique musicale Étienne Démoulin et Sylvain Cadars pour la diffusion sonore.

 

« Je ne conçois pas l’électronique différemment pour un ciné-concert que pour une autre pièce de concert, précise le compositeur. Toutefois, dans le cadre d’un ciné-concert, l’électronique constitue un atout puissant pour pousser plus loin les timbres, la spatialisation, et organiser les plans sonores – c’est là, pour moi, que réside aujourd’hui la véritable polyphonie. »

 

À bien des égards, si le travail de la forme s’apparente, physiquement et naturellement, au montage, l’électronique est le domaine où le métier du compositeur qu’est Martin Matalon se rapproche le plus du travail du réalisateur et du chef opérateur de cinéma : il cadre le matériau, organise ombres et lumières, bouleverse les plans sonores pour développer la dramaturgie, en dialogue avec le film.

 

L’électronique est aussi l’un des lieux où il peut ménager une place au silence. « La place du silence est fondamentale dans la musique pour le muet, même s’il n’est jamais évident de savoir où le mettre. Il faut trouver les passages adéquats, où l’on ne risque pas la chute de tension. Avec le temps, j’ai établi une sorte de hiérarchie des silences : le silence fonctionnel (pour accompagner une transition scénique par exemple), le silence expressif (qui peut suggérer l’intimité ou une émotion), le silence structurel (une scène de silence imposé, pour installer délibérément un vide ou « laver les oreilles »), le silence sémantique (il y a de la musique, mais qui agit comme un silence). »

 

Par Jérémie Szpirglas

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